par Mr Kanard & Lwan
A corps perdu
Un souffle coupé, une chute, qui s'appelle retour à la réalité. Le ventilateur tourne mollement, faisait se déplacer la faible brise qu'il émet. Je regarde autour de moi, je suis en sueur, et la chaleur m'écrase, broie mes poumons, marteau qui s'abat, qui m'assomme mais ne me laisse pas K.O.
Je me lève, marche lentement vers la salle de bain, me passe de l'eau sur le visage. Une fois. Deux fois. Trois fois. Je ne me serais jamais arrêté s'il n'y avait pas eu cette foutue facture. Relevant la tête, je découvre dans le miroir ce visage fané, vieilli par la canicule, rongé par la déception.
Ma barbe de trois jours, que j'ai la flemme de raser, décrit bien mon état, grise et peu foisonnante, un être qui est là pour dire qu'il est là. Rien de plus, juste cette présence douteuse aux regards de tous, comme un nuage lorsqu'il ne pleut pas.
En retournant dans la chambre, j'aperçois l'esquisse de son corps étendu sous les draps. Comme dans ma tête, les lignes qui la définissent sont approximatives, sa personne est floue. J'ignore la raison pour laquelle elle m'a quitté. Le fait qu'elle soit revenue me trouble davantage. Un avis mitigé sur notre relation m'empêchait de dormir après nos caresses.
Elle en revanche, semblait plongée dans un sommeil abyssal.
Et au fond, alors que je mettais mon t-shirt, la jalousie était au bord de mes lèvres, camouflée par un hurlement, une plainte qui s'évaderait et ferait des ravages. J'enviais sa quiétude, j'enviais sa place de vainqueur, elle avait gagné et moi perdu.
Relancer les dés. Changer la donne, les cartes, les joueurs. Être maître du jeu. Être maître de ma vie. Bluffer, passer mon tour, me coucher. Perdre. Manipulateur, échouer pour mieux triompher. Ce cercle est infini, tunnel sans sortie, faim sans satiété. Pourquoi faut-il toujours tout hiérarchiser ? Cela devient un réflexe d'établir une échelle du pouvoir... et de s'y situer. Moi ? Tout en bas, avant le premier palier. Elle ? Très haut, beaucoup trop haut. Si loin que je ne la vois plus,
je la devine.
Mais nous ne sommes pas adeptes des mêmes jeux... Et les meilleures parties se font avec les meilleurs partenaires - qui dit meilleures parties dit parties qui durent... Deux mois, est-ce suffisant dans ce qu'on appelle Amour?
Je m'y suis prêté, petit ahuris, comme la première fois où l'on se fournit tout seul, comme un grand. On n'sait pas choisir le bon dealer. Et on se fait avoir. C'était pareil.
La pendule sonne. Je ne sais pas quelle heure il est, je ne sais pas à quelles heures cette horloge s'exprime. Son tic-tac me semble mille fois plus rassurant que la respiration de cette créature qui gît dans mon lit. Où allons-nous comme ça ? Pourquoi as-tu fait tout ce trajet ? Pour trois caresses et deux baisers ? Est-ce que je te manquais ? Tant de questions que je ne poserai jamais. Tant de portes fermées dont elle est la clé. Je finis de m'habiller. Me voilà en bas de l'immeuble, appuyé contre un réverbère à regarder le néant et à écouter le silence de la nuit.
Je claque la pierre, et la flamme jaillit, seul feu de cette rue noire, parsemée d'auréoles lumineuses, factices et grésillantes. La flammèche, bien qu'il n'y ait pas de vents, s'agite, et vient pour embras(s)er ma cigarette, qui attend ce contact mortel depuis qu'elle a été emballée. Je tire, souffle. La fumée se disperse autour de moi, m'entoure, se moque de mon inertie et de mon manque de mouvement. J'agite le bras, rageusement, comme un enfant en colère, et cette robe blanche s'excite encore plus, folle et libre, comme la femme qui n'existe qu'en livre. Parce que celle-ci sait aimer.
Et sur un souffle, une expiration, cette phrase vint éclairer mon esprit:
"j'ai frôlé la vie" .